Dominique Paillard : Père, vous avez passé 8 ans de votre vie à “fréquenter” saint François-Xavier, à lire et étudier sa correspondance, et vous avez écrit un livre référence: Itinéraire mystique de l'apôtre, réédité d'ailleurs il y a 6 ans. C'est un vrai compagnonnage qui vous unit à lui. Pouvez-vous me dire ce qui vous touche le plus dans la figure de Xavier ?
Père Léon-Dufour : toutes les passivités qu'il a subies. Et je vois que cela n'est pas assez connu. On parle de son humilité, de sa confiance, de son courage, tout cela est juste, mais il faut aller encore plus loin.
Ce qui m'a frappé au tout début, c'est son souci des pauvres, et là il est extraordinaire de présence aux malades, aux pauvres, aux petits. C'est une clé pour comprendre la suite. S'il n'y pas ce contact avec les pauvres, on peut admirer tous les déplacements, les exploits, les kilomètres parcourus, on ne comprend rien à Xavier. Ce qui est plus profond, c'est ce goût du pauvre et l'acceptation des passivités dans sa vie.
En bateau par exemple, il attend pendant de longues semaines, parfois sans rien faire. Regardez tous les silences dans la correspondance. Il reste des mois et mêmes des années sans nouvelles d'Europe. Il avait une très grande sensibilité, un cœur d'or, il attendait sans cesse des nouvelles de ses frères et il n'a reçu que cinq courriers en dix ans pour une centaine de lettres envoyées.
Il y a donc une découverte de Dieu et de sa mission dans la nuit. C'est ce que j'appelle la nuit de l'homme d'action. Xavier l'a vraiment connue.
DP : d'où viennent ces passivités?
PLD : des événements, du réel qui résiste et vient contrebalancer le rêve. Ce qui frappe chez lui, c'est son sens du concret. La qualité d'un homme d'action c'est d'être un homme du présent, du réel.
François-Xavier est aussi un homme de désir qui veut toujours aller au delà. Cependant, dans le concret, il se rend compte qu'il y a des difficultés énormes, venues de toutes parts, des Portugais, des populations indigènes ou même des proches collaborateurs. Il a subi tant de contrariétés! Et comme il a une sensibilité extraordinaire, ceci explique parfois son caractère un peu dur parfois vis-à-vis de certaines personnes.”Je ne vous demande pas si vous aimez les gens, mais si vous êtes aimés d'eux”, dit-il à G.Barzé, son plus fidèle compagnon de mission.
DP : comment avez-vous connu François-Xavier?
PLD : tout à fait par hasard! Pendant le Troisième an, nous nous sommes dit avec quelques compagnons qu'il fallait écrire sur les premiers Pères de la Compagnie de Jésus et moi j'ai pris Xavier parce que je m'appelais Xavier. Et tout a commencé ainsi, en lisant ses lettres, j'ai été séduit par cet homme et j'ai écrit mon livre.
DP : pouvez-vous me parler de la confiance chez François-Xavier? où la puise t -il?
PLD : François-Xavier finit par comprendre, en 1545, près de Madras, que dans sa lutte pour faire avancer la foi, il est contrecarré par un “adversaire” qui le persécute. Une des conditions pour authentifier la présence de Satan, c'est la solitude personnelle de plus en plus totale; il n'a personne à qui se confier, pas de supérieur pour l'aider à discerner et il en souffre parce que c'est un homme fraternel. Mais souffrir de cela, c'est le signe d'une présence qui l'habite. La confiance est sans cesse mise à l'épreuve dans sa vie. Jésus, Paul, les Pères du Désert, François-Xavier, sont des êtres qui ont eu conscience d'avoir affaire à Satan c'est-à-dire à la force qui s'oppose au plan de Dieu. Le “démon”, selon l'expression souvent employée par François-Xavier, se manifeste par les dangers, la contradiction des éléments, l'opposition des gens qui pourtant devraient le soutenir. Il n'est pas toujours compris et même traité de gyrovague!
DP : d'où son recours à la prière, de jour comme de nuit !
PLD : oui, prière permanente dont sont témoins tous ses contemporains, et qui lui permet de vivre du mystère de la croix. Mon activité doit être imprégnée de passivité. Il n'y a de vrai “agir” que s'il y a un “accueillir”. Dans l'action authentique d'un apôtre, tout est de Dieu et tout est de l'homme, il n'y a pas deux parts mais chacun a son rôle. Celui de Dieu, c'est le don, celui de l'homme c'est l'accueil. La créature dans son essence est “accueillance”. J'ose faire ce néologisme, avec un mot féminin, parce que je crois que la femme doit exprimer la disponibilité et “l'accueillance”. Mon travail consiste à exprimer Dieu et non point moi. Si je n'exprime que moi, c'est la catastrophe!.C'est cette tension féconde entre les deux qui permet à François-Xavier de faire des choses étonnantes.
DP : vous pensez donc que c'est dans la profondeur de “l'accueillance” que François-Xavier trouve la source de son courage et de son énergie presque surhumaine?
PLD: oui, parce qu'il a laissé passer Dieu. C'est ce “laisser-passer” qui est fondamental, alors que nous faisons sans cesse obstacle à cette puissance de Dieu qui ne demande qu'à passer.
DP : et pourquoi à votre avis?
PLD : parce que nous sommes trop pleins de nous-mêmes et parce que Dieu, quand il nous a créés, a voulu faire du non-Dieu avec de la poussière qui doit devenir Dieu. En tant que personne, je veux me fabriquer, or je suis fait pour me recevoir. La parole la plus fréquente dans l'Évangile c'est l'appel à “se renier soi-même”. C'est là affirmer que je ne suis pas ma propre origine, mais que Dieu est mon Père.
DP : la rencontre d'Ignace à Paris a-t-elle été importante sur ce plan ?
PLD : décisive! François a vraiment renoncé à se créer lui-même. Il était ambitieux et il prend conscience au terme d'un profond retournement qu'il ne peut se construire lui-même.
DP : c'est donc la conversion du désir?
PLD : et de tout l'être. François est un homme de désir qui voit en Ignace un homme fidèle à Jésus et cela l'a bouleversé. Il a senti qu'Ignace était son père, celui qui l'introduisait dans un nouvelle vie. Ignace a révélé François-Xavier à lui-même, l'a conduit vers la rencontre du Christ. Il y eu, entre autres, cette question répétée: “que sert à l'homme de gagner l'univers s'il vient à perdre son âme ?”. Xavier découvre peu à peu sa raison d'être, au sens fort, servir la gloire de Dieu et non plus la sienne.
Dieu n'a rien éteint, Dieu a suscité. Mais pour cela Xavier doit aller au plus profond de sa misère, “se défier complètement de lui-même”, comme il le dit si souvent, accepter de mourir à lui-même. Le mystère de la Croix est la seule réponse au mystère du mal.
Comme passage du moi au non-moi, c'est une mort véritable. Mais alors Dieu va pouvoir pleinement agir à travers moi.“Ce n'est plus moi qui vis, mais le Christ qui vit en moi.” On peut ensuite exister différemment.
DP : par rapport à ses intuitions missionnaires, à sa rencontre d'autres cultures, pensez-vous qu'il a encore quelque chose à nous dire ?
PLD : l'essentiel pour Xavier, c'est d'aller vers les gens, de les aimer, de les sauver, mais il y va avec la grille de lecture de son temps, qui elle est dépassée. Il méconnaît la valeur humaine et religieuse des civilisations rencontrées. Pour lui comme pour les hommes du XVIe siècle, l'univers comportait deux sortes de gens, les “fidèles et les infidèles”, les “blancs”, les “lettrés” et puis tous les autres. De ce point de vue, il n'est pas un modèle. Mais il est frappant de voir que s'il vise l'élite, c'est pour aller au peuple entier. Son instinct des êtres, son amour des pauvres le guide: il ne peut pas les lâcher. Être nonce apostolique à l'époque, et transformer cette fonction comme il l'a fait, c'est vraiment évangélique!
DP : qu'est-ce qui, dans son parcours, peut être chemin pour l'Église et pour la mission aujourd'hui?
PLD : son réalisme! son sens de l'homme concret! François-Xavier est réaliste, il n'est pas théoricien, ce qui l'intéresse, ce sont les “livres vivants” que sont les hommes. Il prend le monde tel qu'il est. Zundel dit la même chose quand il parle de la “religion de l'homme”. Chez François-Xavier, il y a un sens du concret qui contrebalance ce qui peut y avoir de rêveur et d'idéaliste en lui. C'est un homme d'expérience, et tant qu'il n'a pas vu, il n'aime pas parler. Il modifie ses jugements au fur et à mesure que l'expérience l'instruit. Par exemple, il propose au pape et obtient de lui de modifier la date du Carême, et donc de Pâques, pour mieux l'adapter aux conditions de vie en Asie.
A travers ses lettres, la vie spirituelle n'est pas exposée en théorie, elle est découverte en profondeur, à partir de l'expérience concrète. Il ne généralise pas. Il est docile au réel à travers lequel l'Esprit lui parle.
DP : et le zèle de Xavier, d'où lui vient-il?
PLD : je pense que c'est le “más”, le “magis” ignatien. Mais ce “davantage” n'est possible que si c'est Jésus qui le vit en moi. Xavier a compris qu'il est un homme sauvé. Un “sauvé” c'est quelqu'un qui est agi par Dieu et qui le vit. Si on a compris cela, et qu'en plus on est un homme de désir, alors l'activité de l'homme devient vraiment l'activité de Dieu, celle de Jésus, qui le dit lui-même en Jn 14,12. Son riche tempérament n'a pas été abîmé par sa conversion, au contraire celle-ci l'a accompli. Je pense que toute sa vie a été prise dans la geste trinitaire, non point écrite mais vécue. Il exprime Dieu à sa manière.
DP : qu'est-ce qui est “saint” en lui?
PLD: sa disponibilité... Un saint, c'est un être disponible à l'événement, perçu comme venu de Dieu.
Interview du 21 mars 2002